Inde, ce géant encore fragile भारत के विशाल अभी भी नाजुक

 

Les récentes élections en Inde confortent le gouvernement sortant. Cela ne peut faire oublier les questions de pauvreté urbaine et de tensions communautaires qui entravent la marche en avant de ce géant asiatique, pourtant toujours qualifié d’émergent. Reportage à Bombay et analyse de Olivier Guillard, directeur de recherches Asie à l’Iris.

 

Sunita fait ronfler sa machine à coudre, se concentrant bien pour ajuster le tissu. Elle essuie les gouttes de sueur qui perlent sur son front d’un revers de la main. Cela fait plusieurs heures ce matin qu’elle travaille sur des cholis, blouses de saris bariolées. Sa machine est installée dans un tout petit coin de la pièce de 18 m2 qui la loge ainsi que son mari, leurs deux enfants et qui sert aussi de cuisine. Originaire d’un village du Maharashtra (Etat à l’ouest de l’Inde), la jeune femme de 30 ans vit désormais dans un petit bidonville de Juhu, une banlieue prisée du nord-ouest de Mumbai (1). Son mari, Hareshwar, fait frire des papors, sorte de mince galette craquante, accompagnant les repas. Il rapporte en moyenne 500 roupies par semaine, soit 2 000 roupies par mois (environ 50 euros, ndlr). Le travail de Sunita augmente de 25 % le revenu du ménage. Une activité qu’elle n’aurait pas pu entreprendre dans son village natal. « J’apprends aussi l’anglais car nous avons inscrit nos enfants dans une école en langue anglaise », dit-elle, espérant pour eux une vie meilleure. Comme des millions d’Indiens, Sunita et Hareshwar alimentent l’économie informelle qui règne sur tout le sous-continent.

 

ÉCONOMIE INFORMELLE

« Sans système informel, l’économie indienne, notre belle croissance ne pourraient pas tenir. Les sous-traitants issus de l’économie informelle ne sont pas inscrits dans les comptes officiels, leurs employés non plus. Le rapport Unorganised Sector Workers’Social Security Bill, une ébauche de sécurité sociale pour les employés du secteur non organisé (2), a montré que les salaires n’augmentaient pas dans ce secteur », souligne Amitabh Kundu, professeur d’économie, doyen de l’école des sciences sociales à Jawaharlal Nehru University (Delhi) et spécialiste de la pauvreté urbaine. Selon lui, la régulation du secteur informel devrait être la première priorité du gouvernement. De fait, les chiffres sont édifiants : le secteur informel, incluant le secteur rural, comprend 93 % de la main-d’œuvre, contribue à 64 % du PIB et 35 % des exports. En 2005, l’Inde comptait 470 millions de travailleurs dont seulement 27 millions étaient employés dans le secteur organisé. En excluant les travailleurs agricoles, les journaliers et petits fermiers, le secteur informel urbain compte plus de 100 millions de personnes. Les salaires y sont un tiers plus bas que dans le secteur organisé, et les avantages sociaux totalement absents.

 

PAUVRES URBAINS

« Aujourd’hui le salaire minimum varie entre 140 roupies, pour un travailleur non qualifié, et 180 roupies par jour, à Mumbai. Ceux en dessous de ces moyennes font partie des pauvres urbains », rappelle Sharit Bhowmik, professeur au Tata Institute for Social Sciences (TISS) en droit et conditions de travail. « La pauvreté urbaine découle directement de la pauvreté rurale. Les gens viennent en ville car il y a du travail, certes, mais en acceptant d’être dénués de leurs droits et de leur dignité humaine », souligne Kalpana Sharma, journaliste (3). « Les habitations en bidonville demeurent hors d’accès pour certaines communautés, trop pauvres pour louer même une chambre. Ces gens ramassent les déchets, travaillent sur les docks, deviennent domestiques. Et ceux qui réussissent à trouver une place dans un bidonville ne sont pas forcément mieux lotis : certaines familles n’ont pas accès à l’eau et aux toilettes depuis vingt-cinq ans ! », s’insurge Bina Lakshari, une travailleuse sociale qui a instauré un système de bus-école pour les enfants de communautés défavorisées à Mumbai et Pune.

Ravi, treize ans, est issu de l’un de ces groupes sociaux, les Pardi. Il vit dans la rue avec son père, sa mère et un frère. Sa famille a déjà marié ses quatre sœurs et rembourse aujourd’hui les dettes contractées pour financer ces mariages. Pour contribuer aux revenus de la famille, il vend des magazines pour enfants made in China tous les jours, devant les restaurants et autour de Churchgate, l’une des grandes gares de Mumbai. Avec une cinquantaine de roupies par jour, cent les bons jours, il essaie d’économiser son argent pour faire de « vraies études », rêvant de devenir « pilote ou une superstar ». Sa communauté, étiquetée comme une confrérie de bandits, est considérée avec mépris, harcelée par les forces de l’ordre, les dealers et les proxénètes. « L’Inde a vu un certain déclin de la pauvreté, dans l’absolu, depuis vingt ans. Cependant, si l’on considère la croissance économique du pays, on peut s’étonner que ce déclin n’ait pas été plus rapide » rappelle Amitabh Kundu.

 

BESOIN DE STABILITE

Cette catégorie de la population a-t-elle eu son mot à dire durant les élections ? « Je pense que les gens veulent désormais la stabilité. Beaucoup, issus de couches modestes, comme moi, à Mumbai, ont été galvanisés par les discours du parti régionaliste MNS (4). Mais j’ai réalisé qu’il racontait n’importe quoi. Tout le monde doit avoir le droit de travailler et de vivre décemment », explique Abdul Shaikh, technicien informatique, résident d’un bidonville au nord de la ville. « Les constructeurs immobiliers viennent régulièrement nous voir et nous proposer des projets de réhabilitation. Dès qu’un lieu prend de la valeur, la ville pousse les pauvres en-dehors », analyse-t-il. Comme lui, dans son entourage, bon nombre ont voté pour le Congrès. « J’ai vécu les affrontements entre hindous et musulmans en 1992-1993 (5). Ma belle-sœur est venue se réfugier chez moi, des fanatiques avaient démoli sa maison. J’ai entendu parler de musulmans brûlés vifs dans le quartier opposé au mien. J’ai des amis de toutes confessions et nous ne voulons plus voir cela, jamais », confie Abdul Shaikh. Les attentats du 26 novembre dernier ont, semble-il, renforcé l’envie de vivre ensemble. « La ville de Mumbai a vu trop de désastres ces dernières années, entre les inondations de 2005 et les attentats à répétition pour sombrer à nouveau dans la guerre communautaire. L’appel à la division religieuse ne marche plus aussi bien », analysent Javed Anand et Teesta Setalvad, couple d’activistes célèbres pour leur prise de position sur les massacres hindous-musulmans.

 

ESSOR DES CLASSES MOYENNES

Si les tensions communautaires semblent momentanément apaisées, d’autres contradictions sociales ont clairement émergé. Pour le professeur Kundu, l’urbanité indienne est devenue monstrueuse. « Les classes moyennes contrôlent tout : de la politique aux banlieues résidentielles. Les zones périurbaines sont laissées pour compte, sans infrastructures : des épidémies, telles la tuberculose ou la malaria s’y développent. Nous allons vers une dégénérescence des villes », assène-t-il. Entre Thane (ville industrielle au nord-est de Mumbai) et les premières banlieues où résident les classes moyennes et aisées de la capitale financière, s’élèvent d’innombrables barres, cages-à-lapins, aux murs sales, délavés, aux routes crasseuses, sans lieux de vie, hormis quelques centres commerciaux, qui commencent à éclore sur d’anciens terrains vagues et champs, dont les habitants ont été déplacés, parfois manu militari. « Pendant combien de temps ces gens accepteront-ils de vivre dans ces conditions ? Pour l’instant, les pauvres sont socialement divisés : ils ne parlent pas les mêmes langues, ont différentes religions. De plus, une large section des pauvres urbains appartiennent aux basses castes et ne remettent pas en cause l’ordre social en raison de leur attachement à la caste. Il n’y a pas de conscience politique commune transversale », déclare Sharit Bhowmik.

L’éclatante victoire du Congrès peut-elle changer la donne ? Pour Abdul Shaikh, « leur travail sera ardu mais, au moins, nous avons l’espoir d’une évolution. Déjà les mesures passées du gouvernement ont montré leur efficacité » (6). Dans son discours du 16 août 2007, pour les 60 ans de l’indépendance de l’Inde, le Premier ministre Manhmohan Singh affirmait : « Nous avons au moins besoin d’une décennie de labeur et de croissance stable afin de réaliser nos rêves et sortir 800 millions d’Indiens de la pauvreté. » Il semble que les électeurs ont voulu lui donner une chance de tenir parole.

 
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